1987, c’est l’année d’ouverture de L’Arrêt-Source. Il y a eu les premières résidantes, la première directrice, Monique, les premières intervenantes, Florence et Carole, autant de femmes, autant d’histoires, parmi elles, il y a mon histoire…
Il y a 22 ans, j’ai fait le même geste que plus d’un millier de femmes courageuses venues à L’Arrêt-Source : j’ai sonné à la porte de la maison.
Nous sommes le 19 décembre 1989, j’ai 23 ans, je termine à peine l’université et c’est ma première journée de travail. Autour de la table, il y a sept résidantes, et parmi elles, il y a une femme qui étudie en littérature à l’Université de Montréal. Avant L’Arrêt-Source, elle avait vécu plusieurs hospitalisations. Je me souviens de son toutou qu’elle faisait parler et qu’on devait faire taire pour ne pas nourrir un comportement qui aurait pu fragiliser davantage l’état de la jeune femme. Depuis L’Arrêt-Source, cette femme n’a jamais revécu d’hospitalisation, et plusieurs fois, au courant de l’année, nous recevons un appel d’elle. Encore aujourd’hui, elle connaît toutes les dates d’anniversaire des employées de l’époque. Elle est, à sa façon, la mémoire de L’Arrêt-Source.
1991. Une jeune femme originaire du Venezuela sonne à la porte. Je me souviens avoir été touchée par sa tristesse. Elle est accompagnée par son éducatrice des Centres jeunesse. Elle est maintenant adulte, et peu importe le lien d’attachement de la jeune femme à son Centre, le contrat est terminé. Elle est assise au pied de son lit, entourée de tous ses sacs, elle pleure doucement. Un autre deuil. À 18 ans, elle a déjà vécu plusieurs deuils: son pays, sa grand-mère, sa mère, son père, son enfance, ses amis, son éducatrice et son centre. Elle est maniaco-dépressive, elle est menue, sa voix tremblotante et son regard qui cherche l’amour font résonner mes fibres maternelles. Cette jeune femme est attachante. Elle a été la première femme à bénéficier de nos appartements supervisés en haut de la maison mère. C’était en 1992. En septembre dernier, j’ai reçu un téléphone… C’était la petite voix tremblotante. Elle s’est mariée deux ans après son séjour chez nous, elle est stable et surtout, elle est heureuse.
1995, une jeune femme resplendissante vient de terminer son séjour à L’Arrêt-Source. Elle a terminé son cours en technique infirmière et a loué son premier appartement. Nous sommes loin de la jeune femme qui, deux ans plus tôt, était en dépression majeure suite à une rupture. Elle avait un problème de dépendance. À L’Arrêt-Source, elle a appris à se faire confiance, elle s’est fait supporter par un groupe, elle s’est fait apprécier, elle s’est épanouie. Elle a été la première femme à bénéficier de nos services suite à un séjour.
1995. La première et seule femme de l’histoire de L’Arrêt-Source à avoir fait partie du conseil d’administration. Femme de tête et de cœur, je me souviens d’elle pour son courage, sa force et sa détermination. Prostitution, drogue, rue et violence faisaient partie de son passé. Cette femme avait une maturité déconcertante et une force de caractère impressionnante. Elle a fait grandir tout un groupe, moi comprise.
En 22 ans, j’ai entendu des histoires drôles, touchantes, tristes, surprenantes ou bien qui sortent de l’entendement. C’est le cas de l’histoire de cette jeune femme qui a été abusée par son père alors qu’elle n’était qu’une enfant. L’emprise qu’il avait sur elle était totale. Un enfant est d’ailleurs né de ces abus.
Le courage est une caractéristique importante de nos jeunes femmes, mais il y a aussi la résilience… Je me rappelle de cette femme recroquevillée dans la chaise à l’entrée de la maison, pouce à la bouche, biberon et doudou à la main. À son actif, tentative de suicide, abus de drogues, impulsivité, fébrilité, un brin délinquante. Cette femme m’a appris à descendre au niveau du cœur, elle m’a montré le chemin de l’empathie, ensemble on s’est fait confiance. Elle a eu le courage de parler pour la première fois de l’inceste qu’elle a vécu et aussi d’en parler à sa mère. Cette dernière se libère à son tour de son propre inceste vécu dans sa jeunesse. Pour une fois, la mère et la fille se rejoignent, s’entendent et se comprennent. Malgré un BAC complété, elle ne pourra jamais travailler… elle est trop fragilisée dans son intégrité, trop de dommage a été fait dans son être.
Parmi les histoires bouleversantes, je me souviens, en 2004, d’une jeune femme, qui huit mois après son arrivée à L’Arrêt-Source apprend, lors d’une visite chez le médecin qu’elle est enceinte de 38 semaines… Elle n’a jamais eu de symptôme évident de grossesse. Elle fait un déni de grossesse… Nous vivons la grossesse en accéléré jusqu’au jour de l’accouchement. À peine quelques minutes de vie et elle vit déjà ses premières détresses respiratoires, déjà il faut penser à la débrancher. On assiste la jeune mère dans son deuil selon le protocole de l’hôpital, on habille le poupon, nous berçons le corps inerte, je me souviens de la sensation de tenir le vide, et nous prenons des photos avec cette petite femme déjà morte qui n’a laissé aller qu’un souffle… aucune larme, aucun regard.
Le post-hébergement voit le jour de façon structurée en 2004, et chaque année, 70 à 80 femmes font appel à ce service.
En 2007, nous avons fait partie d’un projet-pilote avec L’Institut Victoria. Leur expertise auprès de personnes ayant un trouble de personnalité limite nous a permis de devenir, au fil des ans, une ressource spécialisée dans l’aide et le soutien à apporter à ces jeunes femmes.
Malgré toute notre expérience et malgré tout le bon vouloir de ces jeunes femmes, il y a l’espoir qui peut s’effriter. Il y a des vides intérieurs si grands, il y a des peines si immenses que la seule issue pour certaines, c’est de se donner la mort. Je me souviens de Josée, morte par suicide en 1991, deux ans après son séjour chez nous. Il y a Rachel, décédée par suicide le 9 décembre 2006. Il y a Ginette, qui à force de trop boire, est décédée d’une maladie du foie. Et Carole, qui derrière son rôle de directrice, a bien su dissimuler sa détresse pour se donner la mort un dimanche soir de janvier 1997...
Nous sommes loin de la structure de départ, mais ce qui n’a pas changé depuis toutes ces années, c’est le courage de ces jeunes femmes qui sonnent à la porte avec dans leur cœur l’espoir que demain soit meilleur.
Une autre femme, une autre histoire…